A la Recherche de L'Avenir

En France, Part 3


Une remarque sur l’abus du langage
Certains textes écrits par des psychanalystes sont hermétiques et leur style est précieux. Ils sont souvent incompréhensibles.

C’est le cas en France pour les Érits de Jacques Lacan. Ceux qui font partie des initiés—ou s’en vantent—ont des airs de complicite quand ils se referent à la pensée du «Maitre». Celui-ci ne manquait pas d’afficher un certain mépris pour les auditeurs indignes de suivre sa pensée. Il employait des jeux de mots. Ses disciples savent, par exemple, que Lacan s’est réferé à la théorie de Saussure en linguistique. Ce dernier auteur opposait dans son Cours de linguistique générale le «signifiant» et le «signifié». Lacan, en proposant l’aphorisme suivant lequel «l’inconscient est structuré comme un langage», a favorisé les excès de décomposition des mots. C’est ainsi que, quand il a dissout son groupe peu avant sa mort, en écrivant qu’il voulait continuer, il écrivait, pour dire qu’il continuait: «Je père-sévère» =«Je suis un père sévère», ce qui voulait dire: «Je perséveèe.» Lacan disait aussi écrire la langue de l’Inconscient, ce qui est absurde pour qui se réclame de Freud, lequel pensait que l’Inconscient ne saurait être connu qu’à travers ses dérivés verbaux, lesquels s’acclimatent de leur mise en latence et en réserve dans le Préconscient. Les représentations de mots qui y sont stockées peuvent être reprises par les affects en quête de représentations, et c’est leur sens latent que cherche à pénétrer l’analyste, qui est évidemment moins soucieux de leur mise en forme.

La caricature de langage de communication que nous venons d’évoquer pourrait donner l’impression d’une jargonophasie qui semble à la mode chez certains psychanalystes français qui estiment qu’il n’est pas nécessaire d’être compris de ceux qui vous écoutent ou qui vous lisent.

La question des écrits psychanalytiques se trouve compliquée par la question des traductions, et celles de Freud posent en France et ailleurs de gros problèmes qui peuvent s’aggraver du fait du pédantisme de certains psychanalystes.

D’une maniàre générale, les écrits métapsychologiques sont souvent très hermétiques. Ils donnent parfois envie de reprendre le titre d’un article de W. W. Meissner (1981): «Metapsychology: Who needs it?» («La metapsychologie: Qui en a besoin?») Ce qui m’a semblé plus important, c’est d’une part de refuser de souscrire aux points de vue qui souhaitent réduire la cure psychanalytique à un récit romancé, mais de ne pas refuser de reconsidérer certains points de la théorie freudienne qui étaient bâtis sur les conceptions neuro-scientifiques de son temps, quels que soient les aspects géniaux de sa théorie. De ce point de vue je propose de tenir compte de deux questions:

  • d’une part, on peut développer des points théoriques à partir de l’expéience clinique. Cette démarche, qui va de la clinique à la théorie, est indispensable;
  • d’autre part, on a besoin bien évidemment d’une théorie initiale. Par exemple, «croire» a l’existence de l’Inconscient permet d’accumuler les preuves de son existence. C’est là un statut commun à toute recherche scientifique. La psychanalyse n’échappe pas aux exigences de Popper (1935) sur le statut scientifique, qui impose qu’on accepte que toute hypothèse scientifique doit être abandonnée si elle est réfutée. Mais ce qui particularise la psychanalyse, c’est qu’elle disparaîtrait si l’hypothèse de l’Inconscient devait être abandonnée.

Il me semble donc nécessaire de distinguer les aspects fondamentaux de la psychanalyse de ceux qui exprimaient le désir de Freud d’être un «biologiste de l’esprit» (F. Sulloway, 1979). Les psychanalystes qui tiennent a leur isolement et à leur hermétisme veulent conserver, pieusement, pensent-ils, l’appareil métapsychologique de Freud. Mais, pour ne prendre qu’un exemple, la théorie des pulsions correspond à une conception «hydraulique» du fonctionnement du système nerveux (S. Lebovici, 1983, 1987; D. Widlöcher, 1983). Cette approche est périmée et il faut bien tenir compte des travaux sur les systèmes interactifs aussi bien dans la théorie du fonctionnement du système nerveux que de la vie mentale.

Les travaux actuels sur le processus de subjectivation (Ie développement du Soi = Self) peuvent en effet permettre un travail à l’interface entre le soi neurologique, qui s’établit sur le principe de l’auto-organisation du système nerveux (A. Bourguignon, 1989) et qui constitue «l’Inconscient biologique» d’une part, et le soi des psychanalystes (J.. Hochmann et D. Jeannerot, 1989), de l’autre. La genèse de ce dernier peut être comprise à partir des représentations très précoces des soins maternels (et de ceux des partenaires du nouveau-né), à travers des expéiences extra-perceptives, mais sensorielles et émotionnelles, qui vont se constituer en scénarios par leur répétition; dans le second temps de l’ «après-coup», ces scénarios seront «rétro-dits» dans des narrations qui étaient préparées dans des «enveloppes narratives» (D. Stern, 1992). En somme, le psychanalyste qui sait utiliser son empathie créatrice devrait entendre un tout autre langage que celui que veulent imposer nos «savants». pourquoi Bion, qui savait comme les mères utiliser ses rêveries pour «détoxiquer» les premières projections du bébé, a-t-il voulu mathématiser sa théorie? C’est là un point sur lequel ses disciples n’apportent aucun argument convaincant.

Une telle considération touche aux attitudes profondes des analystes. Ceux qui considèrent que la psychanalyse est un art, une pratique indepéndante de toute visée thérapeutique auront tendance à proclamer la glose de la métapsychologie. Ce seront des commentateurs de commentaires «saints», des religieux satisfaits de leur isolement, qui les laisse par définition à l’abri des mises en cause et des vicissitudes du temps. Les Essais de Freud des annés 1920 sont des textes plutôt spéculatifs, très intéressants pour comprendre son evolution. Certains montrent ses attaches philosophiques, quand il s’agit de l’instinct de mort. D’autres nous offrent des perspectives remarquables de clinique ou d’observation, comme la description du jeu de la bobine chez son petit-fIls, dans «Au-delà du principe de plaisir» (1920): on y voit mis à jour un point essentiel pour comprendre la genèse de la pensée symbolique. Mais on ne peut pas se servir de citations extraites de leur contexte pour développer des points de vue partiels et polémiques ou exiger l’acceptation de toutes les spéculations de Freud avec «la sorcière métapsychologie» . . .

Neurologie, biologie
En France, certains analystes ont ouvert un dialogue avec la neuropsychologie:

Des progrès dans l’investigation du fonctionnement du système nerveux, grâce aux connaissances récentes dans les domaines de l’imagerie, de la neurochimie et grâce aux progrès dans l’analyse de la carte génétique, offrent des réponses satisfaisantes concernant le fonctionnement normal et pathologique du système nerveux: des grilies modernes définissent des états pathologiques à travers le comportement auquel ils donnent naissance. Par conséquent, les families de malades mentaux réclament la réparation du «handicap», ignorant en fait la signification de ce mot, qui ne veut certainement pas dire que les troubles mentaux qui sont à l’origine de ce «désavantage» sont fixés de maniàre définitive, mais qui veut dire que les patients et leurs families doivent souffrir un desavantage.

Le champ du cognitivisme, pour ne citer que cet exemple, définit des capacités modulaires qui, dans les termes de Jacques Mahler, permettent de dire que «l’être humain est né vivant». Cette déclaration, néanmoins, ne limite pas l’être humain à n’être qu’un cerveau. C’est là une remarque très largement acceptée en France.

Comment peut-on oublier, par exemple, que le processus de réduction synaptique crée des circuits qui définissent le soi neurologique, et comment est-il possible de ne pas se souvenir que la définition du processus de subjectivation est celle d’un réseau d’interactions, où des représentations très précoces des soins maternels sont intriquées avec les rudiments du soi, ou du «sentiment de continuite de l’existence» (il s’agit du soi de Winnicott). Selon moi, les circuits interactifs et parfois émotionnellement accordés sont colorés par les fantasmes inconscients des parents, qui résultent de conflits infantiles d’un côté, et de conflits préconscients, où le désir de grossesse s’exprime, de l’autre. Dans la séquence de ces interactions, des événements ordinaires tendent à former des scripts. Ces scénarios définissent la situation intersubjective: «être avec» forme la base d’ «enveloppes proto-narratives» qui survivent grâce à la mémoire procédurale, voire sémantique, selon les théories les plus modernes sur la mémoire. En effet, ces théories ne corroborent pas la théorie freudienne selon laquelle les traces mnésiques de la satisfaction des besoins sont réactivées à cause des premières expéiences de séparation d’avec la mère. Dans ce cas, ce serait l’absence de la mère qui entraînerait l’hallucination de l’ «objet maternel». En fait, c’est bien davantage la théorie freudienne de l’après-coup qui justifie la théorie neurophysiologique de la mémoire: des circonstances semblables qui se reproduisent permettent de «rétro-dire» l’evénement fondateur du scénario initial, qui est reconnu sur un mode emotionnel plus ou moins semblable.

Ainsi, l’auto-référence, la réassignation, la circularité, etc., qui sont des idées fondamentales de la biologie moderne, offrent matière à une réflexion sérieuse. En fait, l’incohérence apparente actuelle reflète un ordre réel, qui permet à différentes approches théoriques de devenir complémentaires.

Une telle conception justifie une approche transdisciplinaire, cohérente avec les théories de Freud. C’est Freud qui a dit que «le moi est avant tout un moi corps», et dans une note se rapportant à cette phrase: «Il peut être consideré comme une projection mentale de la surface corporelle.»

Une telle considération invite les psychanalystes qui s’occupent de nourrissons en interaction (surtout dans des échanges fantasmatiques) à préciser, par leur empathie, la nature du processus de subjectivation, sans oublier que l’étude du soi peut être un élément de «transduction» entre les observations des psychanalystes et les études sur le câblage du système nerveux central: c’est la conception acceptée en France; elle complète l’approche des «développementalistes» américains.

Les psychanalystes français restent aussi des artisans précieux dans leur rôle de soutien de plus en plus nécessaire, du fait des techniques de diagnostic et de traitement contemporaines. Aujourd’hui, ils doivent accomplir une tâche importante, à savoir apporter leur aide pour la formation des «personnes accompagnantes» de patients qui souffrent de maladies génétiques et de leurs families.

L’existence de troubles génétiques, de perturbations organiques ne doit pas être un obstacle à une quelconque forme d’aide psychothérapique, si celle-ci est programmée par un psychanalyste. En fait, l’être humain vivant ne se limite pas à son cerveau et à son fonctionnement.

Les psychothérapeutes français devant les mesures financières concernant la sécurité sociale
1. Jusqu’en 1996, le nombre de psychiatres exerçant en clientèle privée et vivant en fait de la pratique de la psychothérapie était plutôt élevé, et pour un certain nombre de raisons.

(i) La séparation de la psychiatrie de la neuropsychiatrie a conduit à la multiplication des psychiatres d’exercice privé. Il n’était en effet pas nécessaire d’avoir ce titre pour devenir «médecin des hôpitaux psychiatriques». Ainsi les «aliénistes»&mdassh;ou médecins-chefs des asiles, prudemment rebaptisés «médecins des asiles», étaient-ils des médecins interéssés surtout par la description des troubles observés ou par leur classification.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, une première réflexion sur une psychiatrie de communauté put se faire jour: les spécialistes des services publics prirent conscience qu’ils n’étaient pas médecins pour surveiller des grandes concentrations de malades chroniques dont la ville devait se protéger. En outre, du fait de la chronicité inévitable de leurs troubles mentaux, ces mala des, après les traitements peu efficaces qu’ils subissaient, devaient terminer leur vie dans le cadre de l’hôpital où ils étaient internés et surveillés, en effectuant des travaux à titre gratuit, sans aucune rémunération d’employés réguliers.

Après la guerre, la plupart des nouveaux psychiatres s’intéressèrent à la psychanalyse et beaucoup d’entre eux devinrent psychanalystes. Beaucoup d’entre eux eurent un vif intérêt pour la psychiatrie de l’enfant, ce qui conduisit à l’ouverture de nouvelles structures, modélisées par les centres de guidance anglo-saxons, avec des équipes composées de psychiatres, de psychologues et de travailleurs sociaux, auxquels se joignirent des spécialistes du langage, de la motricité, etc. Les psychiatres apprirent ainsi que les troubles de l’ enfant survenaient comme le signe d’alarme d’un malaise familial, qu’ils pouvaient avoir un caractère transitoire et que même en dépit de leur similitude avec certains troubles des adultes jeunes, ils pouvaient apparaître comme des symptômes normaux du développement: ainsi entra-t-on dans le domaine de la névrose et des troubles réactionnels, qui supposent l’ aide psychosociale proposée aux parents, d’ailleurs directement inspirée de l’étude des conflits familiaux nés avec la situation œdipienne. C’est dans de tels cas que la psychothérapie psychanalytique appliquée à l’enfant fut d’abord largement proposée dans des centres dont les premiers furent cré és après la Deuxième Guerre mondiale et prirent le nom de centres médico-psycho-pédagogiques.

Dans ces conditions et dès 1960, le gouvernement préconisa la création de secteurs de psychiatrie pour l’enfant et l’adulte: ils étaient réservés à une quantité determinée de population. Ils devaient assurer la continuité des soins et l’unicité de la prise en charge. On prévoyait également la diminution des lits d’hôpital au profit de structures psychiatriques plus légères. La participation de la famille à ces soins était largement requise.

La première expéience de ce genre, qui se voulait le modèle français de la psychiatrie de communauté, fut créé à Paris dans le treizième arrondissement, sous la direction de Philippe Paumelle et de moi-même. La psychiatrie réservée aux adultes était coordonnée par un centre de consultation (actuellement le centre Philippe Paumelle). Le service des adultes fit construire un hôpital qui ne comprenait qu’un lit pour mille habitants, au lieu des trois lits pour mille habituels. Une telle diminution du nombre de lits supposait la création de services plus légers: hôpital de jour, foyer de nuit, foyer thérapeutique, ateliers, etc., sans compter un placement familial à côté de l’hôpital. Le centre Alfred-Binet, destiné, lui, aux enfants et aux adolescents, ne disposa que de quelques lits pendant quelques mois. La collaboration fut bien établie avec l’hôpital de jour et plus tard avec un centre de soins intensifs du soir. Le centre Alfred-Binet disposait aussi d’un placement familial particulièrement destiné aux bébés provenant de familles de mala des psychotiques, etc.

Vingt ans après sa création, sous la direction d’une association privée faisant fonction de service public, l’association de santé mentale du treizième arrondissement fut installée dans un immeuble commun aux deux centres, construit à cette fin.

Le centre Alfred-Binet en particulier forma des psychothérapeutes d’enfants, médecins ou non, qui travaillaient dans le centre et/ou en clientèle privée.

Son équipe de direction avait acquis une grande expéience dans le domaine des applications de la psychothérapie aux états graves, en particulier d’ordre psychotique.

Par ailleurs, ces équipes prirent l’habitude de travailler directement dans les centres réservés aux enfants, en particulier dans les écoles, qu’elles quittèrent assez vite du fait de l’amélioration du niveau socioculturel des familles, ce qui permit à celles-ci de collaborer aux efforts thérapeutiques entrepris. Ce ne fut pourtant pas le cas dans les familles particulièrement démunies. Ainsi apparaissait la nécessité d’un travail en réseau.

(ii) Ces services pilotes firent l’objet de nombreuses critiques en 1968: les groupes «révolutionnaires» protestaient en effet contre la vision «aristocratique» que les directeurs avaient de leurs services. Selon eux, ces derniers négligeaient les formes les plus graves de la pathologie observée dans les milieux pauvres, qui ne pouvaient comprendre les mesures dictées par des psychanalystes isolés, qui prétendaient à la fois savoir et commander.

C’est au cours de ces annés que la psychiatrie se sépara de la neurologie, comme on l’a vu. Le certificat d’études spéciales (CES) de psychiatrie fut cré é: il recevait les internes en psychiatrie et les étudiants qui voulaient devenir psychiatres. Ce certificat d’études spéciales durait quatre ans. Il commençait par une anné«probatoire», dont l’objet était d’éliminer les fausses vocations, d’autant plus nombreuses que les étudiants qui ne désiraient pas de formation approfondie en médecine s’y trouvaient particulièrement heureux: d’où une «pléthore» psychiatrique. A celle-ci correspondait la pléthore lacanienne de ceux qui se prétendaient psychanalystes. Cette masse fut confondue bientôt avec celle des psychologues qui se disaient aussi psychanalystes.

Ceux-ci trouvaient souvent à s’occuper dans les centres publics, hôpitaux de jour, etc. Ceux-là, les psychiatres, furent rapidement très pris par une clientèle qui avait le bénéfice du remboursement des actes psychotherapiques par la sécurité sociale. Ce mode d’agir n’a pas rendu service à la psychanalyse, dans la mesure où n’importe quoi est fait, y compris des séances très courtes intitulées psychanalyse par les «lacaniens», dont on sait qu’ils ne tirent leur formation que «d’eux-mêmes».

(iii) Cette situation très particulière à la France ne supposait guère de contrôles par les organismes de sécurité sociale. Il faut cependant signaler que la spécialisation en psychiatrie quelques annés plus tard a été reservée à ceux qui passaient le concours de spécialiste, commun à toutes les spécialités et qui très souvent suivaient une formation analytique de longue durée.

Ainsi, au moment où le recrutement des psychiatres est très limité, la psychanalyse est-elle exercée en clientèle privée par des analystes dont c’est la deuxième profession: anciens internes ou anciens chefs de clinique, ces psychiatres ont leurs actes thérapeutiques remboursés par la sécurité sociale. Cependant, ces spécialistes ne sont souvent pas conventionnés au sens habituel du terme; de ce fait, leurs honoraires sont souvent plus élevés que ceux des médecins conventionnés dont les actes sont remboursés completèment par la sécurité sociale.