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En France, Part 4


2. Depuis cette année, le gouvernement, devant le déficit non maîtrisable de la sécurité sociale et en raison de l’adhésion de la France à la politi que européenne de Maastricht, a pris des mesures sévères qui inquiètent énormément—et non sans raison—les psychiatres qui risquent d’être réduits à la prescription de médicaments, prescription d’ailleurs codifiée.

(i) En effet, les nouvelles règles de la sécurité sociale comportent les mesures financières suivantes :

a) Le montant des dépenses est fixé chaque anné par un acte gouvernemental, qui ne saurait agir dans l’intérêt des malades, malgré toutes les précautions prises, en particulier la consultation d’un organisme mixte composé de médecins et de représentants de la sécurité sociale. Les mesures de dépenses sont toujours réalisées à l’économie.

b) Le recours au spécialiste doit être demandé par un médecin de famille. Cette mesure est très compréhensible, mais pour ce qui concerne la psychiatrie, elle risque d’être peu féconde, car le généraliste se méfiera de voir son patient lui échapper. S’il est formé, il pourra conduire lui-même psychothérapie primitive et plutôt polymorphe. Il sait maintenant, et c’est heureux, manier les drogues psychotropes qui donnent satisfaction au patient, sans que sa pathologie mentale vraie soit amendée.

c) La consultation doit être demandée avec un carnet médical qui porte a l’évidence la mention du diagnostic des troubles mentaux dont souffre le patient. Celui-ci craindra les révélations du secret médical, violation qui risque d’être encore plus fréquente lorsque, dans quelques annés, le suivi du patient fera l’objet d’une version informatisée.

d) Surtout, le médecin spécialiste va avoir peur d’instituer des psychothérapies prolongées à séances multiples. Il est en effet averti que «tout excès de ce genre» lui sera imputé. Il fera l’objet d’observations de la part de la sécurité sociale; l’exercice de son métier peut lui être interdit.

En fait, le psychiatre se voit menac&eacute doublement, d’abord sur le plan individuel, comme on vient de le voir, avec une réversion des honoraires payés, et surtout par une sanction collective imposée à la profession: on prévoit que si les dépenses d’une spécialité dépassent 5% du budget, la profession devra rembourser collectivement ce dépassement.

Ainsi pris dans un corset individuel et craignant les responsabilit&eacute s qu’il prendrait vis-à-vis de ses confrères, le psychiatre n’a plus qu’à prescrire des médicaments et des congés, ces derniers en quantité évidemment limitée, ce qui paraît très juste. Mais la liberté de ses prescriptions se trouvera gênée par la mesure dite des RMO. Ce sigle signifie: réference médicale opposable. Une telle mesure évite sans doute des fantaisies thérapeutiques, mais impose aux médecins de suivre les règles qui résultent de l’expérimentation faite dans des services universitaires, malheureusement loin de sa pratique quotidienne.

Que deviendra la pratique de la psychothérapie dans de telles conditions? Ce sera «un traitement de confort», en dehors de psychothérapies très brèves ou à version cognitivo-comportementale.

Une telle pratique existe depuis de longues annés en stomatologie, où le remboursement de la prothèse est très minime, la sécurité sociale n’étant pas chargée de rembourser le «confort» des patients.

Ces conditions font que les psychothérapies prolongées et à plus forte raison la psychanalyse, confondues dans un vague magma, ne seront plus remboursées, ce qui ne fait qu’aggraver le malaise dénoncé plus haut à propos des conduites non conformes a l’éthique et à la morale médicale, par rapport à la formation et à la pratique de ce qu’on appelle la psychanalyse. En somme, les psychiatres et les psychologues vont se trouver réduits à exercer leur métier comme des cartomanciennes, ce qui ne manquera pas d’aggraver la démagogie qui règne contre Freud et ses disciples.

Une disposition européenne peut éviter ce désastre. Il s’agit de la directive en principe appliquée en Italie, concernant les psychothérapies, étant entendu que la psychanalyse ne saurait être appliquée dans toute sa rigueur : un traitement dont la durée est longue et imprévisible, comportant quatre séances par semaine d’au moins trois quart d’heure, etc. Devant ces dispositions, les sociétés analytiques prennent diverses mesures préparatoires. En Italie, la société psychanalytique adopte les dispositions prévues par la loi et conformes aux directives européennes. Ces dispositions existaient déjà en Allemagne et en Hollande, ainsi que dans les pays scandinaves. Mais dans tous ces pays, le nombre de séances est limité et ne dépasse pas en pratique un an. D’où le désastre d’une interruption du traitement. Il est vrai, sauf en Allemagne et en Italie, que les psychothérapeutes non médecins, affiliés à une société reconnue de psychothérapie, bénéficient des mêmes mesures que les médecins. En Angleterre, les psychanalystes ne sont pas affiliés au Service national de santé. Mais actuellement, ils tendent aussi a se reclamer de la psychothérapie.

En France, on voudrait que la psychanalyse soit différenciée des autres psychothérapies. Il s’agit là d’un désir chimérique, et si une telle mésure était discutée, elle le serait avec tous les groupes se réclamant de la psychanalyse, d’où une confusion épouvantable que ne résoudrait évidemment pas la création d’un «Ordre des psychanalystes», proposée par Serge Leclerc avant sa mort.

Tout cela veut dire que l’appartenance a l’Association internationale de psychanalyse constitue un recours important, en particulier parce que tout membre de cette association lui appartient par le canal de la Société psychanalytique dont il fait partie, mais aussi parce qu’il en reste membre à titre individuel, avec ses droits de vote qui lui confèrent une lourde responsabilité quant à l’avenir de la psychanalyse dans le monde.

Je crois profondément que le développement de la neuropsychologie moderne ne saurait remplacer l’approche psychopathologique des différents cas que nous suivons. Les spécialistes en santé mentale ne sauraient être réduits à la mise en pratique d’un diagnostic dont on prétend qu’il est dépourvu de toute considération théorique. En outre, les échelles qu’on lui impose d’effectuer, designées par des sigles mystérieux, le réduiraient à devenir un agent de sondage d’ailleurs bien souvent incompétent en ce qui concerne les problèmes soulevés, ces derniers n’ayant généralement qu’un intérêt purement commercial.

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